dimanche 3 décembre 2006

Les bons contes font les bons amis

Il y a quelques mois, j'ai eu le privilège d'assister à la cérémonie de clôture d'un événement dans laquelle les organisateurs ont cru bon de glisser la lecture de deux contes assez... instructifs.

J'ai eu le bon sens de coucher par écrit mes impressions du moment :


(...) Certains m'ont dit n'y avoir vu que deux histoires assez naïves dont le ton ne correspondait pas au reste de la présentation. Je pense que ces gens-là n'ont pas réellement compris le message profond transmis par ces contes, aussi, dans les lignes qui vont suivre, je vais m'efforcer d'essayer de l'expliquer.

Pour rappel, le premier conte, très court, racontait l'histoire d'une baleine. Pas de n'importe quelle baleine, bien sûr : la baleine dont nous parlons est énorme, plus grande que toutes les autres baleines et se nourrit de gros poissons.

Fig1 - Baleine normale (en voie de disparition)

Oh, et elle parle. C'est ce petit détail qui a poussé les historiens qui se sont penchés sur ce conte à le situer avant la chute de la tour de Babel.


Fig2 - Baleine parlante (pas courant non plus)

Mais je m'égare. Cette baleine énorme, donc, mangeait tant et si bien les gros poissons qu'il n'en resta bientôt plus aucun. N'importe quelle autre baleine aurait pris sur elle (et sur ses réserves de graisse durement acquises) et aurait attendu que les petits poissons encore en vie terminent leur croissance. Mais cette baleine-ci avait la chance d'avoir auprès d'elle un petit poisson, parlant lui aussi, qui lui glissa à l'oreille (ai-je mentionné que la baleine avait une oreille ?) qu'il y avait un homme, au milieu de l'océan.

« Mais qu'est-ce qu'un homme ? » demanda la baleine au petit poisson (je vous avais prévenu qu'elle parlait), ce qui aurait pu passer pour une question terriblement philosophique si elle n'avait pas été émise par une baleine affammée.

Je tiens ici à rendre hommage au conteur qui nous a présenté cette histoire. Rares sont les gens capables d'imiter aussi bien la manière dont parlerait une baleine parlante.

Tant que j'y suis, je ne sais pas ce que vous en pensez mais je trouve le comportement de la baleine insensé. Si je commettais un génocide et que l'un des rares enfants survivants me glissait à l'oreille où trouver les derniers de ses semblables, je ne lui ferais probablement pas confiance.

Quoi qu'il en soit, notre amie la baleine choisit de croire le petit poisson lorsqu'il lui dit :

« Un homme, c'est comme un poisson mais en plus grand et en meilleur. »

Alléchée par la description du petit poisson (dont je trouve les goûts plus que suspects), la baleine se mit en route vers le centre de l'océan. Elle y trouva bien un homme. Un homme, seul, sur un radeau au beau milieu (littéralement, même si le centre de l'océan n'est statistiquement pas plus beau que n'importe lequel de ses points) de l'océan, armé d'un simple couteau, probablement rescapé d'un naufrage.

Fig3 - Centre de l'océan

On ne peut ici que s'extasier devant la justesse des informations détenues par le petit poisson. Comment celui-ci a-t-il pu savoir à l'avance qu'un naufragé se trouverait à cet endroit-là, précisément, au moment où la baleine arriverait ? Il est évident qu'il a fallu un certain temps à la baleine pour se rendre en ce point précis de l'océan. L'hypothèse la plus plausible est que le petit poisson a provoqué le naufrage lui-même, probablement avec l'aide de milliers d'autres petits poissons craignant de terminer leur vie dans le système digestif d'une baleine parlante (un sort pourtant envié par de nombreux cryptozoologues).

Pour en revenir à nos moutons (il y avait beaucoup de vent ce jour-là), la baleine parlante goba le rescapé, son radeau et son couteau, ce qui, comme elle le réalisa rétrospectivement, n'était pas une très bonne idée.

Le naufragé se retrouva donc dans la bouche de la baleine et s'y mit à danser, ce qui est probablement la meilleure chose à faire dans ce cas-là. Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas très bien compris cette partie de l'histoire. D'après notre conteur, donc, l'homme se met à danser dans la bouche de la baleine et, ostensiblement, lui donne de petits coups dans le coeur et l'estomac.

Fig4 - « Si vous vous faites avaler par une baleine, ne paniquez pas et commencez à danser. » - Le guide du routard, version océan


Je ne m'y connais pas particulièrement bien dans l'anatomie des baleines, et encore moins dans l'anatomie des baleines parlantes, mais cela me semble un peu suspect. Gardons en tête qu'il s'agit d'un conte, comme disent les anglais : suspend your disbelief (aux patères prévues à cet effet).

Bref, à force de lui donner des coups dans des organes vitaux, notre ami naufragé parvient à établir un dialogue avec la baleine parlante (je ne sais pas comment il a su qu'elle parlait, peut-être cherchait-il simplement à la forcer à le régurgiter ou quelque chose comme ça) et à la convaincre de le ramener sur la terre ferme.

Tandis que la baleine parlante s'exécute, le naufragé ne reste pas inactif. Avec son couteau (qu'il aurait probablement pu utiliser pour se tailler un chemin au travers de la chair de la baleine s'il n'avait pas été un fervent membre de Greenpeace), il découpe son radeau en une série de petites lattes de bois, qu'il assemble avec de la corde pour former une grille.

Vous voyez bien sûr où je veux en venir. Lorsque la baleine ouvre la bouche, l'ex-naufragé coince la grille dans la gorge de la baleine, la condamnant à ne plus pouvoir manger de grands poissons.

Fig5 - MacGyver n'a jamais eu à s'échapper d'une baleine, mais il l'aurait probablement fait de la même façon.

L'histoire s'arrête là. Hollywood n'hésiterait probablement pas à en faire une suite expliquant comment cette baleine, devenue brutalement blanche, se venge de l'humanité en attaquant des bateaux... mais qui voudrait entendre une telle histoire ?

Quoi qu'il en soit, les messages transmis par ce conte sont multiples. Certains sont évidents :

  • Les baleines ne mangent pas de grands poissons.

  • Ayez toujours un couteau sur vous.

  • Si vous vous faites avaler par une baleine, ne paniquez pas mais commencez à danser.

D'autres demandent plus de réflexion. Sans un minimum d'effort de l'auditeur, ces messages profonds ne sont pas compris.

Tout d'abord, intéressons-nous au comportement de la baleine parlante. Elle consomme une ressource limitée, les gros poissons dans l'océan, d'une manière complètement irrespectueuse de l'environnement et mortelle sur le long terme. Ce comportement rappelle fortement celui de notre société de consommation : nous exploitons les ressources fossiles jusqu'à l'épuisement et polluons notre planète. N'y a-t-il pas un proverbe hongrois qui dit, « notre société est comme une baleine géante parlante, qui se gave de poissons sans se demander ce qu'elle mangera le lendemain » ?

Non non, je pose la question franchement. Y en a-t-il un ? Je ne parle pas hongrois.

Fig6 - Une image, peut être d'un paysage hongrois, pays où on a peut-être des proverbes intéressants sur les baleines

Quoi qu'il en soit, maintenant qu'il est établi que la baleine représente notre société, que représente le petit poisson ?

Au cours de l'histoire, on le voit successivement mener la baleine dans un piège, couler un bateau et se faire manger par la baleine (je présume que c'est ce qui se passe en tout cas puisque la baleine, désormais incapable de se nourrir de grands poissons, doit bien se nourrir. Ce n'est pas comme si elle pouvait se nourrir de plancton ni quoi que ce soit). Ces méthodes et cette fin ne sont pas sans rappeler celles d'écoterroristes : le petit poisson cherche à sauver à la fois la baleine (la société) et ses semblables (la nature), mais les méthodes qu'il emploie (le mensonge et l'attaque de bateaux) sont moralement discutables. Au final, c'est lui qui paye le prix de son action héroïque (?) en se faisant manger (mettre en prison).

Fig7 - « Finding Nemo », un film plein de métaphores retraçant l'histoire de la traque et de la capture de Nemo, dangereux écoterroriste

Le rôle du naufragé est quant à lui beaucoup plus clair. Il est le symbole de la source d'énergie renouvelable idéale espérée par notre société mais qui n'existe en réalité pas. La baleine, persuadée de trouver le mets parfait, ne trouve en définitive qu'une collation qui limite à jamais sa consommation.

Voilà le message transmis par ce conte, sa véritable signification : notre société ne sera pas sauvée par les piles à combustible, ni par l'énergie solaire, ni même par Superman et/ou une baleine géante. Seule une modification de nos habitudes et une modification de notre consommation nous empêcheront de devenir des baleines parlantes condamnées à jamais à écouter les conseils de poissons sournois et à nous nourrir de plancton.

...ou quelque chose comme ça.



Pour terminer, voici potentiellement l'un des pires boulots du monde :

Engagez-vous, rengagez-vous...